Douce
Alicia...
—Etienne? il n'y plus d'Etienne... Il est mort Etienne
Je
vois les mots se déverser de sa bouche, ils sont flammèches,
torrents de sang, essaim grotesque de mouches noires. Ses lèvres
alternent entre rictus et pleurs ; je n'entends pas les cris, à
jamais sourd à eux. Je connais son regard, j'y ai tellement puisé.
Ma
mémoire amoureuse donne sourire et lumière à ces yeux haineux, à
cette bouche déformée ; les images de bonheur se superposent
comme dans un kaléidoscope. Alicia, la gardienne de tous mes « je
t'aime » … jamais,
—Jamais
je te le jure je n'ai plus prononcé ces mots.
J'ai
retiré la pellicule dès qu'on a commencé à courir, je m'y étais
préparé. J'ai voulu chercher Daniel, je ne pouvais pas le laisser
sous la mitraille ; je venais de le voir tomber, et je croyais
t'avoir mise à l'abri.
Non,
je ne suis pas parti en prenant le film à ce moment là, sachant que
j'allais te laisser. Non, je n'aurais jamais fait cela.
En
rejoignant Daniel près d'une petite porte cochère, pas loin d'une
cabane... tiens comme celle-ci, j'ai été percuté et j'ai perdu
conscience...
—Ah
ouiii vocifère la bouche disloquée, tu l'as perdue ta conscience et
bien je te l'ai retrouvée moi !
—Comment
peux-tu croire que je t'aurais abandonnée ?
Je
me suis éveillé très douloureusement quinze jours plus tard, dans
cette autre cabane ; j'ai aperçu Daniel, derrière un rideau
qui buvait dans une timbale en zinc. Sarah nous avait recueillis et
soignés...
—Oh
le conte de fée ! Et c'est à quel moment que je me suis
transformée en citrouille ? Ah c'est cela, c'était Halloween
et Cendrillon a explosé du potiron !
—Je
t'en prie, ne sois pas sarcastique... j'ai tellement souffert... j'ai
tellement dégusté...
—Ah
ça ! Moi aussi j'ai dégusté, et les mouches à merde
crois-moi elles m'ont bien becquetée
—J'ai
tellement payé...
—T'as
PAYE ??? tu te fous de moi ? Ah tu as payé !!! tu
t'es payé oui, ah oui tu t'es bien payé... ça va la vie, tu
manques de rien ? Pas trop gavé de champagne ! Toutes ces
réceptions, ces honneurs, c'est fatiguant, hein, mon cœur ?
—Alicia,
ma si douce, si tu savais... pardonne-moi...
—Et
eux ? dit-elle en montrant tous les cadavres, les tout petits,
leurs mamans, les petits vieux, tu leur demandes pardon à eux aussi ?
« Pardon je suis une mouche à merde, j'ai tellement bouffé
de caviar sur votre dos que j'en crève comme une charogne ».
—Alicia...
pourquoi ?
—Parce
que je voulais te voir si pitoyable ; plus de dix ans se sont
passés et tu n'es jamais retourné la-bas. Tu ne sais même pas ce
qu'on a fait de moi ; tu te pavanes avec tes nœuds paps !
Je suis venu craché sur ta tombe !
—Pitié
pour Sarah, elle a perdu toute sa famille...
—Et
elle se tape mon mec !
— Sauve-la...
je ferai ce que tu voudras
—Je
t'embarque Mec, cette cabane, oh que oui elle ressemble à l'autre;
tu fermes les yeux et je te téléporte... C'est moderne çà non ???
j'entends le Daniel dehors, qui dit qu'on est au vingt et unième
siècle et qu'on croit plus à ces vieux trucs de malédiction. Quel
fumier celui-là ! Perd rien pour attendre !
— Laisse-les
partir... laisse-la partir, je t'en supplie; tout le monde a souffert
tu sais...
—Sauf
moi, dix ans de croisière dans les ténèbres, l'extase ! Pas
une seule fois réveillée par ta conscience...
—C'est
faux, ça tu ne peux pas dire ça. Tous les jours, depuis dix ans je
pense à toi
—Continue,
je la tue ! Tu m'entends ? C'est fini Etienne, ce discours
là, tu peux le servir à ton psy de pacotille mais pas à moi tu
veux ? Vous vous en êtes mis plein les poches et vos remords à
deux balles, tu te les fous dans ...
—Mais
enfin Alicia, je ne te reconnais plus...
—Ah
désolée, ma reconstruction esthétique s'est mal passée !
Sinistre con !
Et
puis je te l'ai déjà dit j'ai des comptes à rendre, j'ai des
supérieurs et des subalternes et l'un de ces derniers fait des
siennes... tu ne vas pas tarder à comprendre.
Tu
me suis la queue entre les pattes et bien piteux comme une pauvre
tarte que tu es, et je te les sauve tes avortons ! Les Gilles et
les Jérémy, les Daniel au bar de la gare, quand vous noyiez vos
chagrins dans la lie salace de vos vies, j'étais où moi ?
Ils
t'ont bien lâché les bougres ! Ah ah, c'est ton tour, c'est
âpre la traîtrise, pas vrai ! T'as pensé à moi depuis dix
ans ? Te trompe pas Mec, cette fois, ils sont tout proches, et
elle est derrière la Sarah, à un battement de cil de moi, alors ?
T'as pensé à moi, à eux...
—Mais
oui....
—Les
lâches payent toujours le prix fort, il est l'heure
A
ce moment là, toute la cabane s'est mise à trembler, comme si elle
allait s'effondrer sur eux tous, les engloutissant à jamais
—Non
non !!!
—Non
quoi ?
_Etienne,
Etienne prends-ma main, je te vois ! Mon amour, je t'en prie, ne
la regarde pas, regarde moi... je suis ta Vie
Etienne, elle est ta mort !
—NON
QUOI ????
_Etienne,
je suis enceinte... crie Sarah de tout son cœur
—Nooooon
je n'ai pas pensé à toi...
La
cabane a continué de trembler...
Etienne
est emporté dans le tourbillon bleu et blanc aux odeurs de mer
Sarah
en a été littéralement expulsée. A son tour, par son aveu,
Etienne venait de lui sauver la vie.
Danna
et Daniel, totalement éberlués l'ont vue tomber de tout son long et
totalement inanimée à leurs pieds sur un épais tapis de mousse
ensanglantée... Une pellicule de film dans son boîtier noir au bout
d'une chaîne d'or autour de son cou, Sarah paraissait livide, comme
revenue d'entre les morts.
Sa
dernière vision avant d'être éjectée, était l'horreur de la
disparition de son amour Etienne noyé dans une spirale bleue au
visage de femme aux yeux blancs, telle une sirène maléfique qui
criait dans un rire mauvais « Trésor, tu n'as pas oublié ta
caméra j'espère ! » elle exultait.
Reprenant
à peine ses esprits, dans un effort surhumain, Sarah parvient à se
redresser et à chercher la cabane de ses yeux emplis de larmes...
Aucun
cratère, pas une empreinte, aucun signe de sa présence quelques
minutes plus tôt... juste tenace, cette odeur de cave en terre...
La
cabane, effectivement, avait disparu...
Un
crépitement de feuilles, des pas très lents s'avançent vers eux,
le sentier forestier a réapparu ; avant de partir, Danna avait
laissé un message sur le répondeur de Mathieu son copain
d'enfance, l'inspecteur Jabert de la brigade des recherches ;
il est talonné par l'illustre et mystérieux Commissaire Vulgor de
la brigade spécialisée en phénomènes surnaturels ; le
commissaire, Luc de son prénom, a été appelé par Gilles et Jeremy
qui s'étant retrouvés au bar de la gare pour partager
courageusement leur inquiétude se sont donc rassurés en refilant le
bébé à leur pote de toujours, devenu plus célèbre que le fameux
Maigret !
Les
premières paroles de l'inspecteur fusent :
«Que
personne ne bouge, surtout pas de précipitation ! »
Le
commissaire Vulgor rétorque :
—Attention,
ici il n'y a plus d'amis qui comptent ! Ce n'est pas parce que
vous m'avez devancé cher Inspecteur que vous allez prendre les
rênes ! Je vous rappelle que vous êtes mon subalterne.
À
ces mots, Sarah se remémore Alicia machiavélique :
— elle
a parlé de toi Matt, elle a dit qu'elle avait des subalternes, dont
un particulièrement posait problème... c'est toi Matt, j'en suis
certaine, j'en ai eu la vision...
L'inspecteur
Jabert, accroupi devant les vestiges de la cabane évaporée,
secouant frénétiquement de sa main gauche, son carnet comme s'il
voulait en faire tomber les mots, psalmodie comme une litanie :
—Pas
de précipitation... surtout pas de précipitation...
Vulgor !!! ça va plaire à Dark ce nom là, j'en suis sur. Il va nous l'envoyer au septième ciel. "Dix ans de croisière dans les ténèbres, l'extase"... succulent ! encore un chapitre formidable avec mille détails et bien des sous entendus. Bravo Tippi
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